Comment Gymnaste soupplement tua le capitaine Tripet et aultres gens de Picrochole.

CHAPITRE XXXV

Ces motz entenduz, aulcuns d'entre eulx commencerent avoir frayeur et se seignoient de toutes mains, pensans que ce feust un diable desguisé. Et quelq'un d'eulx, nommé Bon Joan, capitaine des Franc Topins, tyra ses heures de sa braguette et cria assez hault :
« "Agios ho Theos". Si tu es de Dieu, sy parle ! Si tu es de l'Aultre, sy t'en va ! »
Et pas ne s'en alloit; ce que entendirent plusieurs de la bande, et departoient de la compaignie, le tout notant et considerant Gymnaste. Pour tant feist semblant descendre de cheval, et, quand feut pendent du cousté du montouer, feist soupplement le tour de l'estriviere, son espée bastarde au cousté, et, par dessoubz passé, se lança en l'air et se tint des deux piedz sus la scelle, le cul tourné vers la teste du cheval. Puis dist :
« Mon cas va au rebours. »
Adoncq, en tel poinct qu'il estoit, feist la guambade sus un pied et, tournant à senestre, ne faillit oncq de rencontrer sa propre assiete sans en rien varier. Dont dist Tripet :
« Ha ! ne feray pas cestuy là pour ceste heure, et pour cause.
- Bren ! (dist Gymnaste) j'ay failly; je voys defaire cestuy sault. »
Lors par grande force et agilité feist en tournant à dextre la gambade comme davant. Ce faict, mist le poulce de la dextre sus l'arçon de la scelle et leva tout le corps en l'air, se soustenant tout le corps sus le muscle et nerf dudict poulce, et ainsi se tourna troys foys. A la quatriesme, se renversant tout le corps sans à rien toucher, se guinda entre les deux aureilles du cheval, soudant tout le corps en l'air sus le poulce de la senestre, et en cest estat feist le tour du moulinet; puis, frappant du plat de la main dextre sus le meillieu de la selle, se donna tel branle qu'il se assist sus la crope, comme font les damoiselles. Ce faict, tout à l'aise passe la jambe droicte par sus la selle, et se mist en estat de chevaucheur sus la croppe.
« Mais (dist il) mieulx vault que je me mette entre les arsons. »
Adoncq, se appoyant sus les poulces des deux mains à la crope davant soy, se renversa cul sus teste en l'air et se trouva entre les arsons en bon maintien; puis d'un sobresault leva tout le corps en l'air, et ainsi se tint piedz joinctz entre les arsons, et là tournoya plus de cent tours, les bras estenduz en croix, et crioit ce faisant à haulte voix :
« J'enrage, diables, j'enrage, j'enrage ! Tenez moy, diables, tenez moy, tenez ! »
Tandis qu'ainsi voltigeoit, les marroufles en grand esbahissement disoient l'ung à l'aultre :
« Par la mer Dé ! c'est un lutin ou un diable ainsi deguisé. "Ab hoste maligno, libera nos, Domine". »
Et fuyoient à la route , regardans darriere soy comme un chien qui emporte un plumail. Lors Gymnaste, voyant son advantaige, descend de cheval, desguaigne son espée et à grands coups chargea sus les plus huppés, et les ruoit à grands monceaulx, blessez, navrez et meurtriz, sans que nul luy resistast, pensans que ce feust un diable affamé, tant par les merveilleux voltigemens qu'il avoit faict que par les propos que luy avoit tenu Tripet en l'appellant "pauvre diable"; sinon que Tripet en trahison luy voulut fendre la cervelle de son espée lansquenette; mais il estoit bien armé et de cestuy coup ne sentit que le chargement, et, soubdain se tournant, lancea un estoc volant au dict Tripet, et, ce pendent que icelluy se couvroit en hault, luy tailla d'un coup l'estomac, le colon et la moytié du foye, dont tomba par terre, et, tombant, rendit plus de quatre potées de souppes, et l'ame meslée parmy les souppes. Ce fait, Gymnaste se retyre, considerant que les cas de hazart jamais ne fault poursuyvre jusques à leur periode et qu'il convient à tous chevaliers reverentement traicter leur bonne fortune, sans la molester ny gehainer, et, monstant sus son cheval, luy donne des esperons, tyrant droict son chemin vers La Vauguyon, et Prelinguand avecques luy.

Gomment Gargantua desmollit le chasteau du Gué de Vede,
et comment ilz passerent le gué.

CHAPITRE XXXVI

Venu que fut, raconta l'estat onquel avoit trouvé les ennemys et du stratageme qu'il avoit faict, luy seul contre toute leur caterve , afferment que ilz n'estoient que maraulx, pilleurs et brigans, ignorans de toute discipline militaire, et que hardiment ilz se missent en voye, car il leurs seroit très facile de les assommer comme bestes. Adoncques monta Gargantua sus sa grande jument, accompaigné comme davant avons dict, et, trouvant en son chemin un hault et grand arbre (lequel communement on nommoit l'Arbre de sainct Martin, pource qu'ainsi estoit creu un bourdon que jadis sainct Martin y planta), dist :
« Voicy ce qu'il me failloit : cest arbre me servira de bourdon et de lance. »
Et l'arrachit facilement de terre, et en ousta les rameaux, et le parapour son plaisir. Ce pendent sa jument pissa pour se lascher le ventre; mais ce fut en telle abondance qu'elle en feist sept lieues de deluge, et deriva tout le pissat au gué de Vede, et tant l'enfla devers le fil de l'eau que toute ceste bande des ennemys furent en grand horreur noyez, exceptez aulcuns qui avoient prins le chemin vers les cousteaux à gauche. Gargantua, venu à l'endroit du boys de Vede, feus advisé par Eudemon que dedans le chasteau estoit quelque reste des ennemys, pour laquelle chose sçavoir Gargantua s'escria tant qu'il peut :
« Estez vous là, ou n'y estez pas? Si vous y estez, n'y soyez plus; si n'y estez, je n'ay que dire. »
Mais un ribauld canonnier, qui estoit au machicoulys, luy tyra un coup de canon et le attainct par la temple dextre furieusement; toutesfoys ne luy feist pour ce mal en plus que s'il luy eust getté une prune.
« Qu'est ce là? (dist Gargantua). Nous gettez vous icy des grains de raisins? La vendange vous coustera cher ! » pensant de vray que le boulet feust un grain de raisin.
Ceulx qui estoient dedans le chasteau amuzez à la pille , entendant le bruit, coururent aux tours et forteresses, et luy tirerent plus de neuf mille vingt et cinq coups de faulconneaux et arquebouzes, visans tous à sa teste, et si menu tiroient contre luy qu'il s'escria :
« Ponocrates, mon amy, ces mousches icy me aveuglent; baillez moy quelque rameau de ces saulles pour les chasser», pensant des plombées et pierres d'artillerie que feussent mousches bovines. Ponocrates l'advisa que n'estoient aultres mousches que les coups d'artillerye que l'on tiroit du chasteau. Alors chocqua de son grand arbre contre le chasteau, et à grands coups abastit et tours et forteresses, et ruyna tout par terre. Par ce moyen feurent tous rompuz et mis en pieces ceulx qui estoient en icelluy. De là partans, arriverent au pont du moulin et trouverent tout le gué couvert de corps mors en telle foulle qu'ilz avoient enguorgé le cours du moulin, et c'estoient ceulx qui estoient peritz au deluge urinal de la jument. Là feurent en pensement comment ilz pourroient passer, veu l'empeschement de ces cadavres. Mais Gymnaste dist :
« Si les diables y ont passé, je y passeray fort bien.
- Les diables (dist Eudemon) y ont passé pour en emporter les ames damnées.
- Sainct Treignan ! (dist Ponocrates) par doncques consequence necessaire il y passera.
- Voyre, voyre (dist Gymnaste), ou je demoureray en chemin. » Et, donnant des esperons à son cheval, passa franchement oultre, sans que jamais son cheval eust fraieur des corps mors; car il l'avoit accoustumé (selon la doctrine de Ælian) à ne craindre les ames ny corps mors - non en tuant les gens comme Diomedes tuoyt les Traces et Ulysses mettoit les corps de ses ennemys es pieds de ses chevaulx, ainsi que raconte Homere, - mais en luy mettant un phantosme parmy son foin et le faisant ordinairement passer sus icelluy quand il luy bailloit son avoyne. Les troys aultres le suibvirent sans faillir, excepté Eudemon, duquel le cheval enfoncea le pied droict jusques au genoil dedans la pance d'un gros et gras vilain qui estoit là noyé, à l'envers, et ne le povoit tirer hors; ainsi demoureroit empestré jusques à ce que Gargantua du bout de son baston enfondrale reste des tripes du villain en l'eau, ce pendent que le cheval levoit le pied, et (qui est chose merveilleuse en hippiatrie) feut ledict cheval guery d'un surotqu'il avoit en celluy pied par l'atouchement des boyaux de ce gros marroufle.

Comment Gargantua, soy peignant, faisoit tomber de ses cheveulx les boulletz d'artillerye.

CHAPITRE XXXVII

Issuz la rive de Vede, peu de temps après aborderent au chasteau de Grandgousier qui les attendoit en grand desir. A sa venue, ilz le festoyerent à tour de bras; jamais on ne veit gens plus joyeux, car "Supplementum Supplementi Chronicorum" dict que Gargamelle y mourut de joye. Je n'en sçay rien de ma part, et bien peu me soucie ny d'elle ny d'aultre La verité fut que Gargantua, se refraischissant d'habillemens et se testonnantde son pigne (qui estoit grand de cent cannes, appoincté de grandes dents de elephans toutes entieres), faisoit tomber à chascun coup plus de sept balles de bouletz qui luy estoient demourez entre ses cheveulx à la demolition du boys de Vede. Ce que voyant, Grandgousier, son pere, pensoit que feussent pous et luy dist :
« Dea, mon bon filz, nous as tu aporté jusques icy des esparviers de Montagu ? Je n'entendoys que là tu feisse residence. »
Adonc Ponocrates respondit :
« Seigneur, ne pensez que je l'aye mis au colliege de pouillerie qu'on nomme Montagu. Mieulx le eusse voulu mettre entre les guenaux de Sainct Innocent, pour l'enorme cruaulté et villennie que je y ay congneu. Car trop mieulx, sont traictez les forcez entre les Maures et Tartares, les meurtriers en la prison criminelle, voyre certes les chiens en vostre maison, que ne sont ces malautruz audict colliege, et, si j'estois roy de Paris, le diable m'emport si je ne metoys le feu dedans et faisoys brusler et principal et regens qui endurent ceste inhumanité davant leurs yeulx estre exercée ! »
Lors, levant un de ces boulletz, dist :
« Ce sont coups de canon que n'a guieres a repceu vostre filz Gargantua passant davant le Boys de Vede, par la trahison de vos ennemys. Mais ilz en eurent telle recompense qu'ilz sont tous periz en la ruine du chasteau, comme les Philistins par l'engin de Sanson, et ceulx que opprima la tour de Siloé, desquelz est escript (Luce, XIII). Iceulx je suis d'advis que nous poursuyvons, ce pendent que l'heur est pour nous, car l'occasion a tous ses cheveulx au front : quand elle est oultre passée, vous ne la povez plus revocquer; elle est chauve par le darriere de la teste et jamais plus ne retourne.
- Vrayement, dist Grandgousier, ce ne sera pas à ceste heure, car je veulx vous festoyer pour ce soir, et soyez les très bien venuz. »
Ce dict, on apresta le soupper, et de surcroist feurent roustiz : seze beufz, troys genisses, trente et deux veaux, soixante et troys chevreaux moissonniers, quatre vingt quinze moutons, troys cens gourretzde laict à beau moust, unze vingt perdrys, sept cens becasses, quatre cens chappons de Loudunoys et Cornouaille, six mille poulletz et autant de pigeons, six cens gualinottes, quatorze cens levraux, troys cens et troys hostardes, et mille sept cens hutaudeaux . De venaison l'on ne peut tant soubdain recouvrir, fors unze sangliers qu'envoya l'abbé de Turpenay, et dix et huict bestes fauves que donna le seigneur de Grandmont, ensemble sept vingt faisans qu'envoya le seigneur des Essars, et quelques douzaines de ramiers, de oiseaux de riviere, de cercelles, buours, courtes , pluviers, francolys, cravans, tyransons, vanereaux, tadournes, pochecullieres, pouacres, hegronneaux, foulques, aigrettes, cigouingnes, cannes petieres, oranges flammans (qui sont phoenicopteres), terrigoles, poulles de Inde, force coscossons, et renfort de potages. Sans poinct de faulte y estoit de vivres abondance, et feurent aprestez honnestement par Fripesaulce, Hoschepot et Pilleverjus, cuisiniers de Grandgousier. Janot, Micquel et Verrenet apresterent fort bien à boyre.

Comment Gargantua mangea en sallade six pelerins.

CHAPITRE XXXVIII

Le propos requiert que racontons ce qu'advint à six pelerins, qui venoient de Sainct Sebastien, près de Nantes, et pour soy hezberger celle nuict, de peur des ennemys, s'estoient mussezau jardin dessus les poyzars, entre les choulx et lectues. Gargantua se trouva quelque peu alteré et demanda si l'on pourroit trouver de lectues pour faire sallade, et, entendent qu'il y en avoit des plus belles et grandes du pays, car elles estoient grandes comme pruniers ou noyers, y voulut aller luy mesmes et en emporta en sa main ce que bon luy sembla. Ensemble emporta les six pelerins, lesquels avoient si grand paour qu'ilz ne ausoient ny parler ny tousser. Les lavant doncques premierement en la fontaine, les pelerins disoient en voix basse l'un à l'aultre :
« Qu'est il de faire? Nous noyons icy, entre ces lectues. Parlerons nous? Mais, si nous parlons, il nous tuera comme espies . »
Et, comme ilz deliberoient ainsi, Gargantua les mist avecques ses lectues dedans un plat de la maison, grand comme la tonne de Cisteaulx, et, avecques huille et vinaigre et sel, les mangeoit pour soy refraischir davant souper, et avoit jà engoullé cinq des pelerins. Le sixiesme estoit dedans le plat, caché soubz une lectue, excepté son bourdon qui apparoissoit au dessus. Lequel voyant, Grandgousier dist à Gargantua :
« Je croys que c'est là une corne de limasson; ne le mangez poinct
- Pourquoy? (dist Gargantua). Ilz sont bons tout ce moys. »
Et, tyrant le bourdon,ensemble enleva le pelerin, et le mangeoit très bien; puis beut un horrible traict de vin pineau, et attendirent que l'on apprestast le souper. Les pelerins ainsi devorez se tirerent hors les meulles de ses dentz le mieulx que faire peurent, et pensoient qu'on les eust mys en quelque basse fousse des prisons, et, lors que Gargantua beut le grand traict, cuyderent noyer en sa bouche, et le torrent du vin presque les emporta au gouffre de son estomach; toutesfoys, saultans avec leurs bourdons, comme font les micquelotz, se mirent en franchise l'orée des dentz. Mais, par malheur, l'un d'eux, tastant avecques son bourdon le pays à sçavoir s'ilz estoient en sceureté, frappa rudement en la faulte d'une dent creuze et ferut le nerf de la mandibule, dont feist très forte douleur à Gargantua, et commença crier de raige qu'il enduroit. Pour doncques se soulaiger du mal, feist aporter son curedentz et, sortant vers le noyer grollier, vous denigea Messieurs les pelerins. Car il arrapoit l'un par les jambes, l'aultre par les espaules, l'aultre par la bezace, l'aultre par la foilluze, l'aultre par l'escharpe, et le pauvre haire qui l'avoit feru du bourdon, le accrochea par la braguette; toutesfoys ce luy fut un grand heur, car il luy percea une brosse chancreuze qui le martyrisoit depuis le temps qu'ilz eurent passé Ancenys. Ainsi les pelerins denigez s'enfuyrent à travers la plante a beau trot, et appaisa la douleur. En laquelle heure feut appellé par Eudemon pour soupper, car tout estoit prest :
« Je m'en voys doncques (dist il) pisser mon malheur. »
Lors pissa si copieusement que l'urine trancha le chemin aux pelerins, et furent contrainctz passer la grande boyre. Passans de là par l'orée de la Touche, en plain chemin tomberent tous, excepté Fournillier, en une trape qu'on avoit faict pour prandre les loups à la trainnée , dont escapperent moyennant l'industrie dudict Fournillier, qui rompit tous les lacz et cordages. De là issus, pour le reste de celle nuyct coucherent en une logeprès le Couldray, et là feurent reconfortez de leur malheur par les bonnes parolles d'un de leur compaignie, nommé Lasdaller, lequel leur remonstra que ceste adventure avoit esté predicte par David (Ps). :
« "Cum exurgerent homines in nos, forte vivos deglutissent nos", quand nous feusmes mangez en salade au grain du sel; "cum irasceretur furor eorum in nos, forsitan aqua absorbuisset nos", quand il beut le grand traict; "torrentem pertransivit anima nostra", quand nous passasmes la grande boyre; forsitan pertransisset anima nostra aquam intolerabilem", de son urine, dont il nous tailla le chemin. "Benedictus Dominus, qui non dedit nos in captionem dentibus eorum. Anima nostra, sicut passer erepta est de laquea venantium", quand nous tombasmes en la trape; "laqueus contritus est" par Fournillier, "et nos liberati sumus. Adjutorium nostrum", etc. »

Comment le moyne fut festoyé par Gargantua
et des beaulx propos qu'il tint en souppant.

CHAPITRE XXXIX

Quand Gargantua feut à table et la premiere poincte des morceaux feut baufrée, Grandgousier commença raconter la source et la cause de la guerre meue entre luy et Picrochole, et vint au poinct de narrer comment Frere Jean des Entommeures avoit triumphé à la defence du clous de l'abbaye, et le loua au dessus des prouesses de Camille, Scipion, Pompée, Cesar et Themistocles. Adoncques requist Gargantua que sus l'heure feust envoyé querir, affin qu'avecques luy on consultast de ce qu'estoit à faire. Par leur vouloir l'alla querir son maistre d'hostel, et l'admena joyeusement avecques son baston de croix sus la mulle de Grandgousier. Quand il feut venu, mille charesses, mille embrassemens, mille bons jours feurent donnez :
« Hés, Frere Jean, mon amy, Frere Jean mon grand cousin, Frere Jean de par le diable, l'acollée , mon amy!
- A moy la brassée!
- Cza, couillon, que je te esrenede force de t'acol1er ! »
Et Frere Jean de rigoller ! Jamais homme ne feut tant courtoys ny gracieux.
« Cza, cza (dist Gargantua), une escabelle icy, auprès de moy, à ce bout.
- Je le veulx bien (dist le moyne), puis qu'ainsi vous plaist. Page, de l'eau ! Boute, mon enfant, boute : elle me refraischira le faye . Baille icy que je guargarize.
- "Deposita cappa" (dist Gymnaste); oustons ce froc.
- Ho, par Dieu (dist le moyne), mon gentilhomme, il y a un chapitre "in statutis Ordinis" auquel ne plairoit le cas.
- Bren (dist Gymnaste), bren pour vostre chapitre. Ce froc vous rompt les deux espaules; mettez bas.
- Mon amy (dist le moyne), laisse le moy, car, par Dieu ! je n'en boy que mieulx : il me faict le corps tout joyeux. Si je le laisse, Messieurs les pages en feront des jarretieres, comme il me feut faict une foys à Coulaines. Davantaige, je n'auray nul appetit. Mais, si en cest habit je m'assys à table, je boiray, par Dieu ! et à toy et à ton cheval, et de hayt . Dieu guard de mal la compaignie ! Je avoys souppé; mais pour ce ne mangeray je poinct moins, car j'ay un estomac pavé, creux comme la botte sainct Benoist, tousjours ouvert comme la gibbessiere d'un advocat. De tous poissons, fors que la tanche, prenez l'aesle de la perdrys, ou la cuisse d'une nonnain. N'est ce falotement mourir quand on meurt le caicheroidde ? Nostre prieur ayme fort le blanc de chappon.
- En cela (dist Gymnaste) il ne semble poinct aux renars, car des chappons, poules, pouletz qu'ilz prenent, jamais ne mangent le blanc.
- Pourquoy ? dist le moyne
- Parce (respondit Gymnaste) qu'ilz n'ont poinct de cuisiniers à les cuyre, et, s'ilz ne sont competentement cuitz, il demeurent rouge et non blanc. La rougeur des viandes est indice qu'elles ne sont assez cuytes, exceptez les gammares et escrivices, que l'on cardinalize à la cuyte .
- Feste Dieu Bayart ! (dist le moyne) l'enfermier de nostre abbaye n'a doncques la teste bien cuyte, car il a les yeulx rouges comme un jadeau de vergne... Ceste cuisse de levrault est bonne pour les goutteux . A propos truelle, pourquoy est ce que les cuisses d'une damoizelle sont tousjours fraisches ?
- Ce problesme (dist Gargantua) n'est ny en Aristoteles, ny en Alexandre Aphrodise, ny en Plutarque.
- C'est (dist le moyne) pour trois causes par lesquelles un lieu est naturellement refraischy : "primo" pource que l'eau decourt tout du long; "secundo", pource que c'est un lieu umbrageux, obscur et tenebreux, auquel jamais le soleil ne luist; et tiercement, pource qu'il est continuellement esventé des ventz du trou de bize, de chemise , et d'abondant de la braguette. Et de hayt! Page, à la humerie !... Crac, crac, crac... Que Dieu est bon, qui nous donne ce bon piot !... J'advoue Dieu, si j'eusse esté au temps de Jesu-christ, j'eusse bien engardé que les Juifz ne l'eussent prins au jardin de Olivet. Ensemble le diable me faille si j'eusse failly de coupper les jarretz à Messieurs les Apostres, qui fuyrent tant laschement, après qu'ilz eurent bien souppé, et laisserent leur bon maistre au besoing! Je hayz plus que poizon un homme qui fuyt quand il fault jouer de cousteaux. Hon, que je ne suis roy de France pour quatre vingtz ou cent ans ! Par Dieu, je vous metroys en chien courtault les fuyars de Pavye ! Leur fiebvre quartaine ! Pourquoy ne mouroient ilz là plus tost que laisser leur bon prince en ceste necessité ? N'est il meilleur et plus honorable mourir vertueusement bataillant que vivre fuyant villainement ?... Nous ne mangerons gueres d'oysons ceste année... Ha, mon amy, baille de ce cochon... Diavol ! il n'y a plus de moust : "germinavit radix Jesse". Je renye ma vie, je meurs de soif... Ce vin n'est des pires. Quel vin beuviez vous à Paris ? Je me donne au diable si je n'y tins plus de six moys pour un temps maison ouverte à tous venens !... Congnoissez vous Frere Claude des Haulx Barrois? O le bon compaignon que c'est ! Mais quelle mousche l'a picqué ? Il ne faict rien que estudier depuis je ne sçay quand. Je n'estudie poinct, de ma part. En nostre abbaye nous ne estudions jamais, de peur des auripeaux. Nostre feu abbé disoit que c'est chose monstrueuse veoir un moyne sçavant. Par Dieu, Monsieur mon amy, "magis magnos clericos non sunt magis magnos sapientes" ... Vous ne veistes oncques tant de lievres comme il y en a ceste année. Je n'ay peu recouvrir ny aultour ny tiercelet de lieu du monde. Monsieur de la Bellonniere m'avoit promis un lanier, mais il m'escripvit n'a gueres qu'il estoit devenu patays. Les perdris nous mangeront les aureilles mesouan. Je ne prens poinct de plaisir à la tonnelle, car je y morfonds. Si je ne cours, si je ne tracasse, je ne suis poinct à mon aize. Vray est que, saultant les hayes et buissons, mon froc y laisse du poil. J 'ay recouvert un gentil levrier. Je donne au diable Si luy eschappe lievre. Un lacquays le menoit à Monsieur de Maulevrier; je le destroussay. Feis je mal ?
- Nenny, Frere Jean (dist Gymnaste), nenny, de par tous les diables, nenny !
- Ainsi (dist le moyne), à ces diables, ce pendent qu'ilz durent ! Vertus de Dieu ! qu'en eust faict ce boyteux ? Le cor Dieu ! il prent plus de plaisir quand on luy faict present d'un bon couble de beufz !
- Comment (dist Ponocrates), vous jurez, Frere Jean ?
- Ce n'est (dist le moyne) que pour orner mon langaige. Ce sont couleurs de rethorique Ciceroniane. »

Pourquoy les moynes sont refuyz du monde, et pour quoy les ungs
ont le nez plus grand que les aultres.

CHAPITRE XL

Foy de christian ! (dist Eudemon) je entre en grande resverie, considerant l'honnesteté de ce moyne, car il nous esbaudist icy tous. Et comment doncques est ce qu'on rechasse les moynes de toutes bonnes compaignies, les appellans troublefeste, comme abeilles chassent les freslons d'entour leurs rousches ?
« "Ignavum fucos pecus" (dist Maro), "a presepibus arcent". »
A quoy respondit Gargantua .
« Il n'y a rien si vrai que le froc et la cogule tire à soy les opprobres, injures et maledictions du monde, tout ainsi comme le vent dict Cecias attire les nues. La raison peremptoire est parce qu'ilz mangent la merde du monde, c'est à dire les pechez, et comme machemerdes l'on les rejecte en leurs retraictz, ce sont leurs conventz et abbayes, separez de conversation politicque comme sont les retraictz d'une maison. Mais, si entendez pourquoy un cinge en une famille est tousjours mocqué et herselé, vous entendrez pourquoy les moines sont de tous refuys, et des vieux et des jeunes. Le cinge ne guarde poinct la maison, comme un chien; il ne tire pas l'aroy, comme le beuf; il ne produict ny laict ny layne, comme la brebis; il ne porte pas le faiz, comme le cheval. Ce qu'il faict est tout conchier et degaster, qui est la cause pourquoy de tous repceoyt mocqueries et bastonnades. Semblablement, un moyne (j'entends de ces ocieux moynes) ne laboure comme le paisant, ne garde le pays comme l'homme de guerre, ne guerist les malades comme le medicin, ne presche ny endoctrine le monde comme le bon docteur evangelicque et pedagoge, ne porte les commoditez et choses necessaires à la republicque comme le marchant . Ce est la cause pourquoy de tous sont huez et abhorrys.
- Voyre, mais (dist Grandgousier) ilz prient Dieu pour nous.
- Rien moins (respondit Gargantua). Vray est qu'ilz
- Voyre (dist le moyne), une messe, unes matines, unes vespres bien sonnéez sont à demy dictes.
- Ilz marmonnent grand renfort de legendes et pseaulmes nullement par eux entenduz; ilz content force patenostres, entrelardées de longs Ave Mariaz, sans y penser ny entendre, et ce je appelle mocquedieu, non oraison. Mais ainsi leurs ayde Dieu, s'ilz prient pour nous, et non par paour de perdre leurs miches et souppes grasses. Tous vrays christians, de tous estatz, en tous lieux, en tous temps, prient Dieu, et l'Esperit prie et interpelle pour iceulx, et Dieu les prent en grace. Maintenant tel est nostre bon Frere Jean. Pourtant chascun le soubhaite en sa compaignie. Il n'est point bigot; il n'est poinct dessiré; il est honeste, joyeux, deliberé, bon compaignon; il travaille; il labeure; il defent les opprimez; il conforte les affligez; il subvient es souffreteux; il garde les clous
- Je foys (dist le moyne) bien dadvantage; car, en despeschant nos matines et anniversaires on cueur, ensemble je fois des chordes d'arbaleste, je polys des matraz et guarrotz , je foys des retz et des poches à prendre les connis. Jamais je ne suis oisif. Mais or çzâ, à boyre ! à boyre czà ! Aporte le fruict; ce sont chastaignes du boys d'Estrocz , avec bon vin nouveau, voy vous là composeur de petz. Vous n'estez encores ceans amoustillez. Par Dieu, je boy à tous guez, comme un cheval de promoteur! »
Gymnaste luy dist :
« Frere Jean, oustez ceste rouppie que vous pend au nez.
- Ha ! ha ! (dist le moyne) serois je en dangier de noyer, veu que suis en l'eau jusques au nez ? Non, non. Quare? Quia elle en sort bien, mais poinct n'y entre, car il est bien antidoté de pampre. O mon amy, qui auroit bottes d'hyver de tel cuir, hardiment pourroit il pescher aux huytres, car jamais ne prendroient eau.
- Pourquoy (dist Gargantua) est ce que Frere Jean a si beau nez?
- Parce (respondit Grandgousier) que ainsi Dieu l'a voulu, lequel nous faict en telle forme et telle fin, selon son divin arbitre, que faict un potier ses vaisseaulx.
- Parce (dist Ponocrates) qu'il feut des premiers à la foyre des nez. Il print des plus beaulx et plus grands.
- Trut avant ! (dist le moyne). Selon vraye philosophie monasticque, c'est parce que ma nourrice avoit les tetins moletz : en la laictant, mon nez y enfondroit comme en beurre, et là s'eslevoit et croissoit comme la paste dedans la met. Les durs tetins de nourrices font les enfans camuz. Mais, guay, guay ! "Ad formam nasi cognoscitur ad te levavi"... Je ne mange jamais de confiture. Page, à la humerie ! Item, rousties ! »

Comment le moyne feist dormir Gargantua, et de ses heures et bréviaire.

CHAPITRE XLI

Le souper achevé, consulterent sus l'affaire instant, et feut conclud que environ la minuict ilz sortiroient à l'escarmouche pour sçavoir quel guet et diligence faisoient leurs ennemys; en ce pendent, qu'il se reposeroient quelque peu pour estre plus frais. Mais Gargantua ne povoit dormir en quelque façon qu'il se mist. Dont luy dist le moyne :
« Je ne dors jamais bien à mon aise, sinon quand je suis au sermon ou quand je prie Dieu. Je vous supplye, commençons, vous et moy, les sept pseaulmes pour veoir si tantost ne serez endormy. »
L'invention pleut très bien à Gargantua, et, commenceant le premier pseaulme, sus le poinct de "Beati quorum"s'endormirent et l'un et l'aultre. Mais le moyne ne faillit oncques à s'esveiller avant la minuict tant il estoit habitué à l'heure des matines claustralles. Luy esveillé, tous les aultres esveilla, chantant à pleine voix la chanson :
« Ho, Regnault, reveille toy, veille; O, Regnault, reveille toy . »
Quand tous furent esveillez, il dict :
« Messieurs, l'on dict que matines commencent par tousser, et souper par boyre. Faisons au rebours; commençons maintenant noz matines par boyre, et de soir, à l'entrée de souper, nous tousserons à qui mieulx mieulx. »
Dont dist Gargantua :
« Boyre si tost après le dormir, ce n'est vescu en diete de medicine. Il se fault premier escurer l'estomach des superfluitez et excremens.
- C'est (dist le moyne) bien mediciné ! Cent diables me saultent au corps s'il n'y a plus de vieulx hyvrognes qu'il n'y a de vieulx medicins ! J'ay composé avecques mon appetit en telle paction que tousjours il se couche avecques moy, et à cela je donne bon ordre le jour durant, aussy avecques moy il se lieve. Rendez tant que vouldrez vos cures, je m'en voys après mon tyrouer .
- Quel tyrouer (dist Gargantua) entendez vous?
- Mon breviaire (dist le moyne), car - tout ainsi que les faulconniers, davant que paistre leurs oyseaux, les font tyrer quelque pied de poulle pour leurs purger le cerveau des phlegmes et pour les mettre en appetit, - ainsi, prenant ce joyeux petit breviaire au matin, je m'escure tout le poulmon, et voy me là prest à boyre
- A quel usaiges (dist Gargantua) dictez vous ces belles heures?
- A l'usaige (dist le moyne) de Fecan, à troys pseaulmes et troys leçons ou rien du tout qui ne veult. Jamais je ne me assubjectis à heures : les heures sont faictez pour l'homme, et non l'homme pour les heures. Pour tant je foys des miennes à guise d'estrivieres; je les acourcis ou allonge quand bon me semble : "brevis oratio penetrat celos, longa potatio evacuat cyphos". Où est escript cela?
- Par ma foy (dist Ponocrates), je ne sçay, mon petit couillaust; mais tu vaulx trop !
- En cela (dist le moyne) je vous ressemble. Mais "venite apotemus".»
L'on apresta carbonnades à force et belles souppes de primes, et beut le moyne à son plaisir. Aulcuns luy tindrent compaignie, les aultres s'en deporterent. Après, chascun commença soy armer et accoustrer, et armerent le moyne contre son vouloir, car il ne vouloit aultres armes que son froc davant son estomach et le baston de la croix en son poing. Toutesfoys, à leur plaisir feut armé de pied en cap et monté sus un bon coursier du royaulme, et un gros braquemart au cousté, ensemble Gargantua, Ponocrates, Gymnaste, Eudemon et vingt et cinq des plus adventureux de la maison de Grandgousier, tous armez à l'advantaige, la lance au poing, montez comme sainct George, chascun ayant un harquebouzier en crope.